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Département de Géographie

École normale supérieure

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La Friche Lamartine, enclave d’artistes dans la ville ou matrice d’un art de faire la ville alternatif ?


La Friche Lamartine est une ancienne usine de bonneterie située dans le quartier de Montchat (3ème arrondissement), qui offre une surface de 3500 m2 transformée en lieu de travail et de répétition par des artistes. Le lieu a ouvert en octobre 2011, à la suite de l’expulsion des occupants de la friche RVI (Renault Véhicules Industriels), ancienne usine située à quelques rues de là qui faisait l’objet d’une convention d’occupation avec le Grand Lyon, ayant depuis expiré. Lors de notre visite vendredi 8 novembre 2013 en fin d’après-midi, nous avons pu réaliser deux entretiens, l’un avec deux peintres, l’autre avec deux jongleurs de la compagnie « Cessez l’feu », sur leur expérience de ces espaces successifs, du quartier et de ses habitants, ainsi que sur les rapports complexes qu’ils entretiennent avec les pouvoirs publics lyonnais. Le cas de la Friche Lamartine permet de poser d’une façon nouvelle le problème du rapport de l’art à la ville : il s’agit d’une part de la difficulté de trouver un espace pour faire de l’art dans la ville, et d’autre part de la capacité de cet art à faire la ville « par le bas », dans un cadre qui se veut indépendant de celui de l’aménagement, par l’occupation d’un lieu et la création. Cependant, l’intrication étroite des logiques du in et du off (Vivant, 2007) au sein de la ville événementielle et créative conduit à s’interroger sur le caractère hybride de ce lieu, entre logique institutionnelle et résistance à celle-ci.

Le lieu de la friche : investir par l’art une enclave dans la ville

Dans la ville post-industrielle, le mot friche a pris un sens nouveau : il n’évoque plus seulement un bâtiment industriel désaffecté, mais tend à devenir un lieu d’activités artistiques en territoire urbain. Ce phénomène a d’abord une explication pratique : les grandes métropoles sont à la fois des lieux d’inspiration et d’expérimentation privilégiés pour les artistes, par leur diversité et leur rythme (Grésillon, 2008), et sujettes à une pression foncière croissante qui rend difficile l’acquisition de vastes espaces nécessaires au travail artistique. Le délaissé urbain qu’est la friche offre justement une possibilité de résolution de ce paradoxe. En outre, la friche est un lieu qui, par son caractère vacant même, ouvre une multiplicité de possibles qui conviennent à l’expérimentation d’un mode de vie différent, fondé sur le principe d’autogestion et sur une vision alternative de la culture. Enfin, la symbolique du lieu est fondamentale : une correspondance se noue entre le caractère de déshérence du bâtiment, son absence de fonction, et l’activité artistique telle qu’elle y est pratiquée, qui se situe en marge de l’économique.

La Friche Lamartine se veut ainsi un espace-temps particulier, propre à l’art. Sur le plan spatial, elle se compose d’une enfilade de larges pièces réparties sur plusieurs étages. L’espace, vide au départ, est approprié par chaque artiste ou groupe d’artistes selon des modalités différentes : tandis que le peintre que nous avons rencontré se trouvait dans un atelier relativement isolé et clos, les artistes du spectacle de rue interrogés lors du second entretien avaient délibérément fait de leur local un lieu ouvert au passage. Les artistes insistent sur le caractère de mosaïque « chaotique » de la Friche, qui réunit en un même lieu plasticiens, grapheurs, arts du cirque, arts théâtraux, danseurs, musiciens, performeurs : les usages de l’espace sont différents, et celui-ci peut être aussi bien une simple salle de répétition pour certains que partie intégrante d’une œuvre pour d’autres. Comme l’affirme l’un des jongleurs de la compagnie « Cessez l’feu », cet espace et ses spécificités sont dans tous les cas le cadre structurant de l’expérimentation artistique : « c’est le jeu des friches, s’adapter aux contraintes et aux avantages d’un lieu » (entretien du 08/11/2013). C’est pourquoi plusieurs artistes commentent lors de notre entretien le remaniement des possibilités opéré par le déplacement de RVI à Lamartine : à la perte de surface correspond une perte de liberté, mais aussi un gain de confort matériel, de proximité et de possibilités de complémentarités entre les artistes.

Local d’artistes à la Friche Lamartine


Source : Aurore Léon, le 08/11/13.

Sur le plan temporel, l’importance de pouvoir disposer d’un lieu sur la longue durée pour que le travail artistique puisse mûrir ressortait du premier entretien : selon le peintre interrogé, la Friche se veut avant tout un atelier de recherche et de création, dont la qualité première est une temporalité décalée par rapport au mouvement incessant de la ville et de l’information. Ainsi, c’est surtout la tranquillité du lieu qu’il valorise, considérant le caractère semi-fermé au public de la Friche comme un avantage, et le rapport à l’espace à proprement parler comme inessentiel dans son travail. Cependant, si la stabilité de l’occupation du lieu est garantie pour la période 2011-2014, l’échéance de sa destruction est tout aussi certaine : l’usine doit être rasée pour agrandir le stade mitoyen de l’association sportive du quartier. Un jongleur de feu qui a connu les deux friches successives valorise justement ce qu’il y a d’éphémère dans cette expérience du nomadisme, qui permet d’investir des lieux chaque fois différents. Ce mouvement permanent, s’il peut en un sens être identifié comme un paramètre structurel de la condition d’artiste, relève aussi de la conception contemporaine de l’art, non plus comme une production d’œuvres hors du temps dans l’espace figé du musée, mais comme activité inscrite dans un lieu et un temps aussi particuliers que passagers. C’est en ce sens qu’on peut interpréter la prédominance des artistes du spectacle ou de la performance dans la friche, ainsi que de plasticiens qui, tels que les grapheurs, prennent l’espace lui-même comme support.

Performance plastique


Source : Aurore Léon, le 08/11/13.

Pour cette raison, la Friche ne peut se limiter à une enclave fermée à la ville dans laquelle elle se trouve, mais gagne plutôt à être pensée comme une synapse de l’espace urbain à échelle locale.


La friche dans le quartier : le rôle social de l’artiste, un « faire la ville » à échelle locale

Le quartier de Montchat, dans le 3ème arrondissement de Lyon, est majoritairement résidentiel, et la rue Lamartine où se trouve la Friche est très calme, ce qui crée un contraste et parfois des conflits : les artistes évoquent avec humour les plaintes des voisins qui ont des murs mitoyens avec les studios des musiciens. Mais la Friche se situe aussi à proximité du quartier de Monplaisir/Sans-Souci, dans le 8ème arrondissement, dont la composition sociale est plus populaire, et avec qui certains artistes tentent de créer des liens. Cette volonté de rapprochement s’explique à la fois par le partage d’une même culture alternative urbaine et par une conscience de leur rôle social manifestée par les artistes. Le quartier de la Friche présente un véritable enjeu de fabrique de la ville, dans la mesure où il apparaît avant tout comme un non-quartier : grands complexes hospitaliers, casernes ou friches industrielles y sont nombreux ; c’est un lieu de la ville qui n’est pas clairement identifiable, à cheval sur deux arrondissements, une « zone grisée sur nos cartes mentales », selon l’un des jongleurs.

Les artistes de la Friche s’ouvrent au quartier en organisant soit des portes ouvertes (ce qui reste cependant difficile, le lieu n’étant pas aux normes de sécurité pour accueillir le public), soit des expositions, animations ou spectacles dans d’autres lieux. La Maison des Jeunes et de la Culture Monplaisir est l’un d’eux : ainsi, de novembre 2012 à avril 2013, le collectif Abi Abo installé à Lamartine a été sollicité par la MJC pour une série d’expositions et de performances sur le thème « Corps et Insularités ». On peut s’interroger sur le public qui fréquente ce type d’événements : d’un côté, la présentation sur le site internet du projet a une forte dimension philosophique qui semble s’adresser à une population détentrice d’un certain capital culturel, de l’autre, elle propose un grand nombre d’œuvres, spectacles ou soirées à caractère participatif, dimension confortée par le choix d’un lieu tel que la MJC, qui se veut ouvert à tous.

A côté de ce type d’événements dont le rôle social reste donc à prouver, d’autres actions sont délibérément tournées vers les habitants des zones sensibles aux alentours. Lors de notre entretien avec deux jongleurs de la compagnie « Cessez l’feu », nous avons appris que la Friche Lamartine a ainsi accueilli quatre jeunes en réinsertion dans le cadre du Festival Rencontres : ces jeunes ont pris part à un projet mettant en lieu la compagnie et leurs éducateurs. Il s’agissait de créer un nouveau rapport à l’adulte et à l’« autorité » se distinguant d’une réinsertion simple dans une entreprise. L’aboutissement du projet a été une soirée slam à laquelle l’ensemble des jeunes du quartier étaient également invités. Par la nouvelle forme de lien social que l’art crée au sein du quartier et les fenêtres de dialogue qu’il ouvre avec les espaces adjacents, son impact sur la « fabrique de la ville » est positif, quoique ponctuel et ne s’inscrivant dans aucun projet global et organisé.

Dans ce quartier résidentiel où l’arrivée des artistes a d’abord été accompagnée d’hostilité de la part des habitants, qui craignaient pour leur tranquillité et étaient inquiets de l’arrivée de « marginaux » près de chez eux, les artistes notent que les relations ont beaucoup évolué. Selon les mots d’un des jongleurs rencontrés : « Au début, ils montaient des associations pour qu’on parte, maintenant, ils en montent d’autres pour qu’on reste ». On a là un exemple de remplacement d’un phénomène nimby (« not in my backyard ») par un autre : la destruction de la Friche supposant en même temps l’extension du stade qui le jouxte et la tenue de grands matchs de football dominicaux, certains ont finalement jugé que la présence d’artistes était préférable et moins dérangeante, voire qu’elle s’intégrait désormais à l’image et à la vie de leur quartier.

Localisation de la nouvelle friche par rapport à l’ancienne friche

Des rapports ambigus avec les pouvoirs municipaux : entre dépendance et résistance aux logiques métropolitaines

Lors des entretiens avec les différents artistes, c’est la diversité des points de vue et l’ambiguïté des rapports avec la ville de Lyon qui frappe. Les artistes plasticiens interrogés parlent d’un rapport de « bonne intelligence », une forme de contrat qui leur donne le lieu de travail dont ils ont besoin en échange de l’assurance de bonne tenue des locaux et de maintien d’une image lisse. Les jongleurs sont plus mitigés, se souviennent de la Friche RVI comme d’une expérimentation sociale à laquelle la municipalité a coupé court, et ne veulent pas donner à leur présence à Lamartine une valeur de ralliement, d’abandon de leurs opinions anarchistes. Cette ambiguïté de conception du rapport entre la Friche et la ville de Lyon montre bien que si Lamartine se veut lieu de résistance d’un art alternatif, résolument local, le maintien des artistes dans ce lieu est corrélé à une dépendance vis-à-vis de la métropole lyonnaise.

L’existence de la Friche Lamartine est dès le départ le fruit d’un compromis avec les pouvoirs publics municipaux. La recherche d’un lieu par la ville de Lyon pour les artistes de RVI déplacés constituait un véritable enjeu politique : il s’agissait de valoriser l’image de la ville créative, dont la Biennale d’Art Contemporain de Lyon, événement d’ampleur internationale, doit marquer le couronnement. La Friche RVI posait au contraire problème à la municipalité, par les troubles sociaux et les contestations qu’elle entraînait, la présence d’anciens prisonniers, de malades mentaux, de SDF, de Roms réfugiés. Pour autant, cette dépendance à l’égard de la ville de Lyon et du lieu qu’elle fournit assure la sécurité aux artistes : ils ne risquent à aucun moment d’être délogés par les forces de l’ordre comme à RVI, ils peuvent aussi être intégrés à des manifestations comme la Fête des Lumières.
Comme les artistes eux-mêmes disent « créer » de la ville, on peut se demander si cette vocation s’inscrit dans une concurrence ou au contraire dans une complémentarité avec la municipalité : ils créent des espaces de ville lors d’événements, institutionnalisés ou non. Cette création d’« espace public » au sens social, c’est-à-dire d’un espace de coprésence et de rencontre avec l’altérité (Guinard, 2012), que les jongleurs notamment revendiquent est selon eux moins réelle pendant la Fête des Lumières que pendant leurs propres manifestations, à l’échelle de la rue elle-même. Les liens avec la ville de Lyon sont finalement avant tout administratifs, et la municipalité n’a pas cherché à avoir de projet commun avec les membres de la Friche Lamartine. Selon les artistes, la ville cherche avant tout à créer « du » lieu artistique, à obtenir une « caution » culturelle qui valorise son image.

La question de l’ouverture au public met particulièrement en relief l’ambiguïté du lieu : d’un côté, les artistes regrettent que le bâtiment ne soit pas aux normes et qu’ils ne puissent pas organiser de manifestations d’ampleur sur le site même pour cette raison, de l’autre, ils affirment clairement leur refus de devenir « un zoo ou un musée », avec des horaires d’ouverture fixes, d’être des « artistes en vitrine ». Plus généralement, l’entretien avec les jongleurs a fait ressortir un regard critique sur la métropolisation qui s’opère à Lyon. Ils regrettent ainsi que celle-ci, en touchant au domaine de l’art avec des événements comme la Biennale, tendent vers une certaine standardisation des espaces artistiques. « Lyon est une ville qui a voulu grandir trop vite », nous dit l’un d’eux, « cela lui a fait oublier les bases, les Lyonnais, les artistes du coin ». Ils regrettent en ce sens que la Biennale ne propose aucun lieu d’exposition « lyonnais, aux Lyonnais, pour les Lyonnais », qui affirmerait l’identité culturelle de la ville.

Quel « art de faire la ville » pour la Friche Lamartine ? Répondre à cette question se révèle complexe lorsqu’on considère que le lieu est avant tout caractérisé par la diversité des artistes qui y travaillent, qui va de pair avec une pluralité de conceptions de leur rôle. En outre, le nombre réduit d’entretiens que nous avons pu réaliser ne peut donner qu’un aperçu partial et incomplet d’une réalité qui nécessiterait des recherches bien plus longues pour être appréhendée. Cependant, le constat que nous pouvons dégager est celui d’un lieu en transition : transition d’un lieu à un autre, qui s’opère dans une parenthèse spatio-temporelle entre l’usine désaffectée et le futur stade du quartier ; transition d’un quartier résidentiel peu approprié à une plus grande intégration sociale des espaces défavorisés des alentours ; transition de l’expérience de contestation politique du squat RVI à la relative mise sous tutelle par les pouvoirs publics. L’art de faire la ville proposé à Lamartine est conditionné par ces paramètres. Pour les artistes, il se fait à échelle locale, en un laps de temps réduit et par des actions ponctuelles ; en même temps, pour la municipalité lyonnaise, il s’inscrit dans un autre art de faire la ville, qui prend place dans une logique de développement métropolitain plus large, visant à faire de la présence de cette Friche un instrument d’attractivité au service de la ville créative. L’indécision entre ces deux échelles détermine une hésitation vis-à-vis du rôle que l’art peut jouer dans une ville en cours de métropolisation.
 

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