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Département de Géographie

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Le Havre : une diversité de patrimoines locaux unifiés par le recours à une " grammaire internationale " du patrimoine


Les patrimoines valorisés au Havre se caractérisent par leur grande diversité, du patrimoine urbain du centre-ville Perret, au patrimoine industriel et portuaire, en passant par un patrimoine naturel riche. En dépit de cette diversité, ils n’en sont pas moins unifiés par le recours qui est fait à d’autres échelles de légitimation, et notamment, à ce qu’on pourrait nommer une « grammaire internationale du patrimoine » (Pérouse, 2007), au sens où pour prétendre à l’appellation de patrimoine, les acteurs qui la sollicitent doivent en passer par une « mise en conformité » par rapport à des critères de labellisation et des « jeux de langage » spécifiques au patrimoine tel qu’il est « mis en discours » par des acteurs et institutions transnationaux. Cependant, cette « mise en conformité » qu’évoque Pérouse, se fait dans des contextes locaux spécifiques qui y répondent différemment, pouvant parfois conduire à des redéfinitions des acteurs et jeux de langage du patrimoine.

Le centre-ville Perret : du traumatisme local de la destruction à l’image globale de la ville moderne

Le centre-ville Perret est un exemple emblématique de l’usage d’une « grammaire internationale » à des fins de valorisation d’un patrimoine qui, dès lors, n’est plus seulement local, mais mondial, puisqu’inscrit sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO depuis le 17 juillet 2005.

Comptant parmi les villes les plus touchées par les bombardements au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Havre a fait l’objet d’un projet de reconstruction porté par des acteurs essentiellement exogènes, à savoir l’architecte Auguste Perret soutenu par « une élite intellectuelle et l’Etat » (Gravari-Barbas, 2004) sous la forme du Ministère de la Reconstruction. Son plan d’urbanisme moderne a redessiné totalement le visage de 150 hectares du centre-ville, ainsi que de quelques monuments importants, comme l’église Saint-Joseph. Premier édifice visible du Havre en arrivant par la mer du fait de son clocher de 107 mètres de haut, cette église a été construite par Perret sur les ruines de l’ancienne église néogothique entièrement détruite par les bombardements alliés de 1944. Au total, la reconstruction du centre-ville du Havre s’est déployée sur près de vingt ans (1947-1965), et, contrairement aux reconstructions soucieuses de recréer un paysage urbain d’avant-guerre dans d’autres villes ou, au moins de respecter le parcellaire d’avant-guerre (Saint-Malo par exemple), c’est le parti-pris de la table rase qui a été pris par Perret au Havre : « le passé est bien détruit, nous ne pouvons le refaire » (le 26 Septembre 1945 au Havre). De ce fait, le projet de reconstruction a suscité dès son origine des oppositions chez une population locale attachée au paysage urbain de l’avant-guerre, pour qui ce paysage de béton ne faisait que défigurer le centre-ville.

Conçu de manière exogène, mal-aimé localement, c’est encore à l’extérieur que les acteurs municipaux du Havre ont eu recours pour valoriser l’image du centre-ville et à travers lui de toute la ville, dans une logique de marketing urbain. Il s’agissait pour les acteurs municipaux du Havre d’instrumentaliser, en les mobilisant, deux échelles de légitimation (nationale puis internationale) afin de construire une du Havre comme incarnation de la modernité. La patrimonialisation du centre-ville du Havre est donc le résultat direct d’actions conscientes menées par les autorités locales avec le concours des autorités nationales, pour valoriser l’image locale. L’échelle nationale de légitimation fut la première mobilisée à travers la désignation de l’église Saint-Joseph comme monument historique dès 1965, puis l’instauration en 1995 d’une Zone de Protection du Patrimoine Architectural Urbain et Paysager (ZPPAUP). C’est à partir de cette reconnaissance nationale officielle que les points de vue des Havrais sur la reconstruction, jusque-là mal-aimée, ont commencé à changer (Gravari-Barbas, 2004).

L’échelle internationale ne fut mobilisée que dans un second temps, non pas seulement par les acteurs municipaux, mais avec le concours des acteurs nationaux. Le passage au XXIème siècle a fait entrer dans l’histoire toute l’architecture moderne du XXème siècle (Gravari-Barbas, 2004), et du même coup a été l’un des éléments qui a permis la patrimonialisation du centre-ville du Havre. L’autre élément, a été l’adoption par les acteurs locaux et nationaux d’un « vocabulaire-UNESCO » afin de construire non plus seulement nationalement, mais aussi internationalement, l’image du Havre comme ville moderne. Cette construction s’est faite en regard de Brasilia, seule autre ville construite de manière postérieure à la Seconde Guerre mondiale (selon les conceptions de l’urbaniste Lucio Costa et de l’architecte Oscar Niemeyer), à avoir été inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1987. C’est donc comme témoignage de l’architecture moderne du XXème siècle (critère IV) et comme mise en œuvre pionnière de méthodes et matériaux de construction inédits comme le béton armé (critère II) que le Havre s’est vue inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 2005.

Le Havre est de ce fait un exemple emblématique de patrimoine ajusté à une « grammaire internationale » au sens où s’y est déployé une instrumentalisation consciente par les acteurs locaux et nationaux d’une échelle internationale de légitimation pour changer les regards sur une reconstruction mal-aimée localement, et faite par des acteurs exogènes. Il y a donc eu un jeu de va-et-vient de regards sur le centre-ville Perret, qui a permis par la médiation d’une autre échelle – internationale – de reconsidérer un ensemble urbain déconsidéré – localement.

Le patrimoine naturel, une extension de l’échelle d’appréhension du Havre, de la ville à l’estuaire

Outre le patrimoine médiatisé du centre-ville Perret, il existe aussi au Havre un patrimoine naturel. La ville se situe sur le territoire de l’estuaire de la Seine (plus de 8500 hectares de zone humide entre le pont de Tancarville et la baie de la Seine) classé depuis 1997 comme réserve naturelle nationale de France dont le territoire s’est étendu en 2004. En 1999, la gestion de cette zone d’interaction entre éléments naturels (la mer, le fleuve et la terre) et éléments anthropiques (l’activité portuaire, industrielle et urbaine) a été confiée à la Maison de l’Estuaire, association également chargée d’un rôle de médiateur entre les différents acteurs de l’estuaire de la Seine. En effet, divers acteurs interagissent sur ce territoire, avec des intérêts parfois divergents :

  • aux limites de la réserve, le grand port maritime du Havre et son extension récente Port 2000,
  • à l’intérieur de la réserve, les agriculteurs, les chasseurs et les pêcheurs, ainsi que le réseau Natura 2000.

C’est donc à la fois comme lieu d’interaction entre éléments naturels (la rencontre entre l’élément marin et l’élément fluvial sous la forme d’un estuaire), mais également comme lieu d’interaction entre processus naturels et activités anthropiques (agriculture et industrie essentiellement) que l’estuaire de la Seine est considéré comme patrimoine naturel, à préserver à la fois pour la pérennité des activités présentes et pour les générations futures.

Le recours à l’échelle internationale s’est fait ici selon deux modalités. D’une part, différents Sommets de la Terre (Stockholm 1972, Nairobi 1982, Rio 1992, Johannesburg 2002, Rio 2012) ont légitimé le fait d’appréhender certains milieux « naturels » sous l’égide de la notion de patrimoine et de bien commun de l’humanité. D’autre part, ces sommets internationaux se sont parfois concrétisés dans des dispositifs locaux tel le réseau Natura 2000 mis en place par l’Union Européenne à la suite de la Convention sur la diversité biologique adoptée lors de la conférence de Rio de 1992. Ainsi, si la première échelle de légitimation (les sommets internationaux) a permis de reconnaître l’environnement « naturel » et surtout les interactions entre l’homme et celui-ci comme pouvant être patrimonialisés, la seconde échelle de légitimation (le réseau Natura 2000) a permis d’affirmer que la diversité floristique et faunistique de l’estuaire de la Seine n’était pas seulement exceptionnelle à l’échelle nationale, mais aussi à l’échelle européenne, voire, selon la Maison de l’Estuaire, à l’échelle internationale.

Le patrimoine industriel portuaire, d’un centre d’activités économiques et sociales à une image de ville ouverte sur le monde

Le Havre étant conçue dès sa conception par François Ier en 1517 avant tout comme une ville-port, l’héritage portuaire et industriel a également fait l’objet d’une forme de valorisation patrimoniale. Bien que les vestiges de l’héritage industriel et portuaire soient partout présents au Havre, la reconnaissance de cet héritage est un phénomène récent, lié aux mutations de l’activité portuaire et de la perception du patrimoine. Après les Trente Glorieuses, la crise industrielle qui a mené au départ de l’activité portuaire loin du centre-ville entérinant par une séparation physique, une séparation qui était déjà fonctionnelle, a frappé durement les Havrais pour qui l’activité portuaire était emblématique de l’économie et de l’identité de la ville (Gravari-Barbas, 2004). Les élus municipaux mis devant la nécessité de traiter les friches industrielles laissées par le départ du port de la ville, ont choisi de revaloriser l’identité portuaire de la ville, à travers les traces qui en subsistaient, plutôt que de les effacer. Cette revalorisation s’est faite à travers la réutilisation de symboles existants, mais aussi à travers la création de nouveaux symboles de l’identité de la ville, à l’image du conteneur qui incarne la mutation réussie du Havre - aujourd’hui premier port à conteneurs de France - face aux enjeux de la maritimisation des échanges. On est donc face à une autre facette du marketing urbain havrais, qui associe des traces du passé (des bâtiments désaffectés qui sont réaffectés à de nouveaux usages) et un symbole du présent (le conteneur).

Les Docks Vauban, opération de revitalisation d’entrepôts en centre commercial sont un exemple de réaffectation à de nouveaux usages de bâtiments laissés désaffectés par le départ de l’activité industrialo-portuaire de la ville. Les bâtiments ont été réhabilités et transformés par l’architecte Bernard Reichen qui a tenu à conserver tous les éléments qui pouvaient évoquer l’identité portuaire et industrielle de la ville : usage de la brique, toitures à shed (en dent de scie), rues et passages intérieurs, éclairage zénithal… La ville du Havre s’est également emparée non seulement de l’image mais de l’objet qu’est le conteneur : ainsi la cité universitaire A Docks, inaugurée en août 2010, est constituée de conteneurs recyclés (figure 1), à l’instar de ce qui a pu se faire dans d’autres villes comme Amsterdam ou Londres. Trois ans après cette opération, un autre projet bâti avec des conteneurs a vu le jour, le Tetris, complexe de salles de concert dans un ancien fort réhabilité (figure 2). Alors que dans le premier cas l’aspect austère et industriel des conteneurs avait été préservé, pour le Tetris, les conteneurs ont été peints de couleurs vives, en accord avec le jeu vidéo d’où est issu le nom du complexe. Ces différents exemples sont symptomatiques d’une « conteneurisation symbolique » de la ville afin d’incarner dans un symbole portuaire les « valeurs havraises » d’ouverture vers l’extérieur, vers d’autres mondes (Gravari-Barbas, 2004).

Figures 1 et 2 : Cité universitaire A Docks (à gauche), Le Tetris (à droite)


Photographies prises par Chrystel Oloukoï le 30/10/14 à 15h et le 31/10/14 à 11h


Figure 3 : Un conteneur utilisé comme « colonne publicitaire »


Photographie prise par Solène Amice le 31/10/14 à 11h.

Qu’il s’agisse du patrimoine urbain, naturel ou industrialo-portuaire, la diversité apparente des patrimoines havrais est unifiée par le recours à des échelles plus petites de légitimation (nationale, européenne, mondiale) pour valoriser le local sous l’étiquette « patrimoine ». Au Havre, la patrimonialisation apparaît donc étroitement liée à un jeu d’échelles, mécanisme essentiel à un marketing urbain qui vise l’attractivité, au sein d’un espace mondialisé dans lequel la concurrence entre villes passe également par une concurrence entre images de villes.

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